L’Afrique sous la menace d’une violente crise économique (1). Avec la pandémie, la demande, notamment asiatique, dégringole pour ces deux cultures dont le pays est le premier producteur mondial.
C’est l’une des dernières fenêtres vers l’extérieur, le dernier maillon de toute une filière qui tourne au ralenti. Malgré la fermeture des frontières aériennes, terrestres et maritimes, les ports ivoiriens d’Abidjan et de San Pedro sont encore en activité. Mais la voilure se réduit considérablement.
« Là, vous avez les importations : sucre, blé, sucre, riz, blé, riz, énumère Alexis Zadéon, docker au port d’Abidjan, les yeux rivés sur son carnet. Et là les exportations : manganèse, bauxite, hévéa, rien pour le cacao et l’anacarde de mon côté. » La Côte d’Ivoire est pourtant le premier producteur mondial de ces deux denrées, mais avec la crise sanitaire actuelle, les chaînes logistiques s’enraient et la demande dégringole.
Aux ports, les bateaux arrivent, mais ne partent presque plus. D’habitude, un navire ou un porte-conteneurs remplis de sacs de cacao ou de fèves en vrac quittent le port tous les trois ou quatre jours. Or, « pour l’instant, en avril, je n’ai rien vu partir », assure le docker abidjanais au mitan du mois. Même constat au port de San Pedro, numéro un mondial dans l’export de l’or brun : « Pas un navire ne débarque pour repartir. Ça ne va plus du tout ici, je n’ai jamais vu ça », observe Martial Kouadio, employé du port.
Une situation qui entraîne une baisse importante d’activité dans le port d’Abidjan, où transitent d’ordinaire 90 % des échanges extérieurs du pays. Sur les 8 000 employés quotidiens, « 2 000 à 3 000 » sont au chômage technique, selon les dockers. Aujourd’hui, ils sont invités à prendre des « congés », c’est-à-dire, un mois minimum sans travail et sans rémunération. Les dockers le savent bien : l’accalmie au port est un mauvais signe pour l’économie ivoirienne, très mondialisée.
A la fin du mois de mars, tandis que le pays commençait à ressentir les effets de la pandémie mondiale, le premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, annonçait déjà une croissance annuelle divisée par deux, passant de + 7,2 % à + 3,6 % en 2020. Cela, « dans l’hypothèse d’une maîtrise de la pandémie à fin juin », précisait-il alors, prudent.
« Inquiets mais confiants »
Depuis quelques semaines, les nombreux magasins, lieux de stockage à l’intérieur et à l’extérieur des ports présentent deux profils : soit remplis de grands sacs de marchandises et donc en attente, « quand la commande a été annulée ou reportée », précise Alexis Zadéon, soit vides « si les marchandises sont bloquées au nord ou à l’ouest du pays », poursuit le docker.
Pour l’instant, la filière cacao résiste encore. La dernière campagne, qui avait débuté en octobre 2019 et s’est achevée fin mars, n’a pas trop pâti de la crise sanitaire. « Ce qui nous prémunit de la crise systémique à court terme, c’est le fait que les transactions aient déjà eu lieu. Toute la chaîne a été payée », explique Youssouf Carius, PDG de Pulsar Partners, un fonds d’investissement ivoirien. Le système de « vente à terme », qui régit la filière cacao ivoirienne, protège les acteurs, du planteur à l’exportateur, des aléas exogènes. « Mais ça ne fait que décaler le problème dans le temps, s’empresse d’ajouter l’investisseur, car les ventes sur les prochaines campagnes se font en ce moment, en temps de crise, donc dans l’incertitude la plus totale », met-il en garde. Si, dans la filière cacao, beaucoup d’opérateurs se disent « inquiets mais confiants », tous craignent une crise qui durerait des mois, voire des années.
Pour l’anacarde en revanche, ni le système de vente ni le calendrier ne sont favorables. Au contraire, la campagne de récolte a commencé le 6 février, « alors même que les acheteurs asiatiques de la noix brute étaient en plein dans la crise du Covid-19 », déplore Salif Ténéna, le directeur général de la Fédération nationale des producteurs d’anacarde de Côte d’Ivoire. Et les grands acheteurs sont dans l’ensemble asiatiques : sur plus de 700 000 tonnes produites en 2017, 450 000 ont été achetées par le Vietnam et 150 000 par l’Inde. Mais aujourd’hui la demande a chuté et, pour la campagne en cours, « aucun exportateur ivoirien n’a eu de contrat avec un acheteur asiatique », souffle M. Ténéna, dépité.
Le pays est tourné vers l’export, car il ne transforme que très peu de ses matières premières. Un peu moins de 10 % des noix brutes et 30 % des fèves sont transformées en Côte d’Ivoire, malgré la volonté d’atteindre les 50 % d’ici à la fin 2020 pour le cacao et 2023 pour l’anacarde. Face à la situation, le gouvernement vient de mettre en place un fonds d’appui à destination des négociants et des transformateurs ivoiriens de cacao pour garantir leur compétitivité dans la filière.
Ahmed Kamil, directeur d’exploitation de SNTC Cajou, une société qui transforme la noix brute en noix de cajou avant de l’exporter vers les Etats-Unis et l’Europe, suit chaque jour avec attention les déclarations du gouvernement. Il se dit « rassuré » depuis que le premier ministre a annoncé une aide aux transformateurs de noix brutes : « On navigue à vue en attendant la sortie de crise donc cette aide est la bienvenue », reconnaît-il.
« L’entraide a disparu »
Outre les commandes en baisse, la filière doit également composer avec les mesures sanitaires prises par le gouvernement, véritable frein à tous les niveaux. « Le couvre-feu de 21 heures à 5 heures empêche beaucoup de choses : le port et les transports de marchandises tournent à mi-temps alors que c‘est une logistique de jour comme de nuit », développe Denis Cordel, consultant en logistique à Abidjan.
Ahmed Kamil, le transformateur-exportateur, renchérit : « A cause du couvre-feu, nous ne pouvons faire qu’une seule rotation de nos équipes, c’est difficile de transformer dans ces conditions. » De plus, l’isolement de la capitale économique crée « un engorgement », selon Denis Cordel : « Même si certaines dérogations sont prises au fur et à mesure, on est face à un ralentissement général du processus habituel. »
Dans les plantations, les consignes de distanciation sociale compliquent également la situation. « Les planteurs sont presque seuls dans leurs champs. Or ils ont l’habitude de travailler en groupe lors des récoltes, d’alerter les villages voisins pour avoir un coup de main. Désormais, les gens ont peur, l’entraide a disparu », se désole Agnès Yao, directrice d’une coopérative agricole au nord d’Abidjan.
Malgré le soutien de l’Etat, chacun redoute que cette crise économique se transforme vite en crise sociale, tant les cultures de rentes font vivre les familles dans tout le pays. Au Nord, majoritairement musulman, où se concentrent les producteurs d’anacarde, la période de ramadan pousse ces derniers à céder leur récolte, à brader leur stock pour obtenir de maigres revenus et ainsi profiter de cette période festive et coûteuse.
La filière cacao, elle, représente trois millions d’emplois et nourrit au moins huit millions de personnes qui ont désormais les yeux rivés vers les autres pays du monde, leur déconfinement progressif et la reprise de l’économie.
LEMONDE.FR